Une journée au Paradis
851 347ème jour de paradis
6h00 : lever.
Je dois préciser qu'ici, au paradis, on se couche uniquement pour rythmer l'éternité, car le besoin de dormir n'existe pas.
6h05 : toilette.
Ou, plus exactement, on fait semblant de se laver, car on ne se salit pas et la barbe ne pousse pas.
6h10 : petit-déjeuner.
Les douze millions d'âmes du dortoir se retrouvent au petit-déjeuner. Le
menu est toujours le même, une espèce de gélatine inodore, incolore et
sans saveur. Cela est sans importance, puisqu'en tant qu'esprit, on n'a
ni faim, ni besoin de manger, ni de sens pour goûter. Il nous reste la
possibilité de puiser dans nos lointains souvenirs terrestres et
d’imaginer le goût et de l’odeur du croissant chaud et du café.
6h20 : prière.
Nous voilà plus de 150 millions à nous entasser dans le temple de notre
circonscription, guère plus grand qu'une église de village. Vous, les
vivants, vous ne pouvez pas vous imaginer combien un esprit sans corps
tient dans peu de place, sans compter qu'on peut être plusieurs à
occuper le même espace.
La prière dure cinq heures. Le plus dur, c'est à partir de la troisième heure, mais, bon, on s'y fait.
11h20 : récréation.
C'est le seul moment de la journée où les hommes et les femmes se
retrouvent ensemble. N'allez pas vous imaginer des choses, car ici, le
désir charnel n'existe pas. D'ailleurs que pourrait-on faire sans corps?
Alors, on bavarde, ou plus exactement on télépathe. Sans corde vocale,
c'est tout ce qu'on peut faire. Le problème, c'est la portée de la
télépathie. Ils ont cru bien faire en la réglant comme la voix humaine, à
une dizaine de mètres. Mais à plusieurs milliers à l'intérieur de cette
distance, je vous laisse deviner la cacophonie ! Parfois, on arrive à
saisir une bribe de phrase qui, avec un peu de chance, est dans une
langue que l’on comprend. Il n'est guère facile dans ces conditions de
retrouver un être cher. La plupart y a renoncé depuis longtemps.
11h40 : corvée de ménage.
Une corvée pour faire semblant, car ici il n'y a pas de linge à laver,
pas de repas à préparer, pas de poussière à essuyer, pas de sol à
nettoyer, pas de potager à entretenir...
12h00 : 6 heures de méditation transcendantale.
Leur slogan, c'est : "La méditation transcendantale est à l'esprit, ce
que l’exercice physique est au corps, c'est bon pour la santé."
Sauf qu’avec le sport, quand on est fatigué, on s'arrête ! Ici, la
fatigue n’existant pas, on pourrait méditer à l'infini. Méditer est un
bien grand mot. Quand on a ressassé des milliers de fois les moindres
souvenirs de sa vie terrestre, et qu'on ne peut rien y changer, on finit
par s'en lasser.
Alors les idées tournent en rond.
Toutes seules.
Et une idée qui tourne en rond pendant des heures, c'est pénible.
18h00 : souper.
Toujours la même gélatine inodore, incolore et sans saveur. Mais ce soir
les esprits sont échauffés et le brouhaha télépathique est à son
comble, malgré les appels au silence lancés par les haut-parleurs,
eux-mêmes télépathiques. En effet, il y a la perspective d'un grand
moment dans la soirée, le point d'orgue de la journée. Saint Augustin
vient en personne nous faire la lecture de l'Evangile selon Saint Jean.
Qu'importe si je l'ai déjà entendu 43 805 fois dont 138 par ce père de
l'Eglise, ce sera malgré tout un grand moment.
On a les joies qu'on peut.
18h20 : récréation.
18h40 : prière.
19h40 : annonce du programme de demain
19h45 : messages publicitaires sur les différentes formes de méditation spirituelle.
Chaque maître, le plus souvent un ancien bouddhiste, a sa propre
méthode. Après leur présentation, on doit en choisir une et s’inscrire
pour la séance du lendemain.
20h00 : soirée lecture.
C'est le moment tant attendu, la lecture télépathique par Saint
Augustin, de l'Evangile selon Saint Jean. Cela a beau être une belle
histoire, c'est quand même un peu long et ennuyeux de l'entendre pour la
43 806ème fois, malgré tous les efforts de l’orateur pour y mettre un peu de vie.
22h00 : messe.
L'enthousiasme du repas est retombé.
L'enthousiasme retombe toujours en fin de journée.
23h00 : coucher.
Le comprimé que l'on prend pour trouver le sommeil n'a jamais fait dormir la moindre âme.
Comme on n’a plus rien à faire, les pensées tournent en rond comme une danse macabre.
Ces heures interminables ne sont qu'un long silence entrecoupé de
soupirs d'ennui et quelquefois des hurlements de désespoir d’un voisin
de chambrée.
Qu'y pouvons-nous ?
Il faut s'accrocher à l'attente de la journée du lendemain.
Un lendemain sans soleil, car on n’a plus d’yeux pour le voir.
Tiens voilà que j'ai fait un jeu de mot bien involontaire avec le nom du Très Haut.
Et Dieu dans tout ça, me direz-vous.
"Dieu est mort !"
L'affaire s'est ébruitée il y a quelques siècles. Un des hauts
dignitaires du paradis a trouvé le testament de Dieu... et n'a pu
s'empêcher de répandre la terrible nouvelle :
Après plusieurs milliards d'années, Dieu ne supportait plus l'éternité. Il a alors décidé de se suicider...
Il est mort en implosant.
Cela a donné le Big Bang.
Mais avant de mourir, il a condamné par avance à l'éternité tous ceux
qui auraient la sottise et la prétention d'espérer une vie éternelle.